CYBERLANGAGE ET ORTHOGRAPHE : QUELS EFFETS SUR LE NIVEAU ORTHOGRAPHIQUE DES ÉLÈVES ?
ZUPdeCO vous propose de lire un extrait de l’étude
Par céline Bouillaud, Lucile Chanquoy et Jean Émile Gombert
Cyberlangage et orthographe : quels effets sur le niveau orthographique des élèves de CM2, 5e et 3e ?
Les recherches portant sur l’acquisition de l’orthographe mettent en évidence que les enfants possèdent, dès leur plus jeune âge, des connaissances sur les régularités orthographiques du langage écrit. En grande partie, ces connaissances s’acquièrent implicitement par exposition régulière à l’écrit (Gombert, 2003 ; Pacton, 2000 ; Pacton, Fayol, Perruchet, 1999). En revanche, très peu d’études s’intéressent au cyberlangage. Celles qui existent se sont attachées à décrire les caractéristiques syntaxiques de cette écriture, sans la mettre en relation avec l’orthographe usuelle du français (Anis, 1999, 2003 ; Dejond, 2002). La présente recherche s’intéresse à ce lien manquant, en étudiant les relations qu’entretiennent le cyberlangage et l’orthographe chez des enfants et des adolescents. L’objectif est, dans un premier temps, de vérifier si, dès le niveau CM2 (10-11 ans), les enfants ont des connaissances sur l’utilisation du cyberlangage puis, dans un second temps, d’étudier les relations entretenues entre le cyberlangage et l’orthographe classique, chez des enfants et de jeunes adolescents (scolarisés en CM2, 5e et 3e de collège).
Les modèles d’acquisition de l’orthographe
Tant pour l’orthographe que pour la lecture, les modèles, dits développementaux (Ehri, 1987 ; Frith, 1985), se fondent sur les modèles de lecture experte, qui proposent un accès lexical à deux voies, l’une directe et l’autre indirecte (Coltheart, 1978). Une voie consiste à activer des mots entiers, puis à en reproduire la séquence orthographique (voie d’adressage), tandis que la seconde produit les graphèmes un à un par transformation de la séquence de phonèmes correspondante à l’oral (voie d’assemblage). Ce type de conception présente l’avantage de mettre en évidence les relations étroites, qui existent entre la lecture et l’orthographe. D’après Frith (1985), chacune de ces deux habiletés se construirait en suivant trois stades successifs, dominés, chacun, par une stratégie différente. Lors du stade logographique, l’enfant identifie un mot grâce à des indices visuels saillants. Cette phase peut aboutir à l’élaboration d’un premier lexique de taille variable (de dix à cent mots).
Au cours du stade alphabétique, l’enfant, qui maîtrise alors le principe alphabétique, est en mesure de comprendre que l’écriture transcrit la parole. Cette phase se caractérise par l’apprentissage de la correspondance phonème-graphème. Le système alphabétique étant arbitraire, le passage à cette étape résulte d’un apprentissage explicite, qui conduit l’apprenant à pouvoir lire et écrire tous les mots réguliers de la langue. À ce stade, l’enfant est particulièrement sensible aux aspects phonologiques des mots.
Enfin, la dernière étape, le stade orthographique, correspond à un fonctionnement plus expert pour la lecture et l’écriture. L’enfant est capable d’analyser automatiquement les mots auxquels il est confronté, sans avoir recours à la médiation phonologique. L’écriture orthographique correspond à la mise en place de la stratégie lexicale d’adressage du modèle à deux voies d’écriture experte. Une fois automatisée, cette étape est celle de l’expertise. Selon Frith (1985), ce serait à ce stade que des mots nouveaux pourraient être écrits par analogie avec des mots connus.
L’intérêt de cette modélisation est de proposer que la lecture et l’écriture se développent de façon fonctionnellement distincte, mais parallèle. Ainsi, le stade logographique débute en lecture avant de se manifester dans l’écriture, mais s’y prolonge pourtant plus longtemps. La lecture est encore logographique, lorsque l’écriture est déjà alphabétique. L’expérience des enfants en lecture logographique leur permet, éventuellement, d’utiliser le même type de traitement du mot quand ils écrivent. Toutefois, la caractéristique de l’activité d’écriture, qui fait que les lettres sont écrites les unes après les autres, entraîne l’enfant à utiliser le code alphabétique, d’abord dans l’écriture, ce qui le conduit à lire de la même manière et, en conséquence, à commettre des erreurs, notamment pour les mots irréguliers. Le stade alphabétique se manifeste, donc, en écriture, avant d’apparaître en lecture, mais il y dure plus longtemps : l’écriture est encore alphabétique, lorsque la lecture est déjà orthographique. Comme pour le stade précédent, les enfants utilisent le code orthographique, d’abord en lecture, ce qui entraîne son utilisation en écriture.
C’est à partir des expériences en lecture que l’apprenti lecteur stocke des associations graphème-phonème et développe des représentations orthographiques spécifiques des mots. Ehri (1997) appelle ce processus « apprentissage de mots visuels ». Ceci est conforme au point de vue de Perfetti (1989), selon lequel la spécification des représentations lexicales dépend de deux principes, la précision et la redondance. La précision correspond à la « probabilité que les lettres spécifiques soient représentées comme partie d’un mot dans le lexique du lecteur », et la redondance correspond à la « formation de connections graphème-phonème spécifiques des mots » (Perfetti, 1997, p. 46). Perfetti entend, par là, que « même le scripteur expert peut « manquer » une lettre, et, ainsi, produire ou non l’orthographe correcte (précision) et que les connections (formant la redondance) sont développées par la convergence des correspondances graphème-phonème généralisée et des formes orthographiques spécifiques » (Perfetti, 1997, p. 46).
D’autres modèles de l’acquisition de l’orthographe postulent également que c’est lorsque les enfants possèdent un large corpus de mots en mémoire, qu’ils commencent à varier la graphie de leurs transcriptions (stade morphologique pour Ehri, 1986 ; stade transitionnel pour Gentry, 1982 ; stade des patrons intra-mots pour Henderson, 1985 ; auteurs cités par Perfetti, 1997). Ainsi, selon Henderson (1985), le développement de l’orthographe passerait par cinq étapes successives. Ces étapes permettraient à l’enfant de passer, du simple griffonnage à l’écriture, par le nom des lettres (le mot help sera écrit HLP selon le son propre des lettres qui le composent). Ensuite, progressivement, l’enfant commencerait à mémoriser des mots au cours de ses lectures. Finalement, ce serait, au mieux, à la fin de l’école élémentaire, lors du stade « des principes dérivationnels », qu’il utiliserait les relations sémantiques entre les mots pour orienter son orthographe.
Les différents modèles en stades (Ehri, 1986 ; Frith, 1985 ; Gentry, 1982 ; Henderson, 1985) considèrent que le développement de la capacité à lire et à écrire suit toujours la même séquence : l’enfant prend d’abord en compte l’information phonologique, puis orthographique et, enfin, morphologique.
Même si ces modèles ont permis de mieux comprendre les changements qualitatifs qui se produisent au cours de l’apprentissage, ils n’en restent pas moins des cadres descriptifs généraux, qui ne renseignent pas sur la dynamique de cet apprentissage. En outre, la diversité entre les individus est négligée. L’orientation actuelle suppose, plutôt, que les étapes successives, dans ces modèles développementaux, correspondent, en partie, à des procédures disponibles simultanément pour le lecteur, mises en œuvre en fonction de la nature des items à lire.
Des modèles plus interactifs remplacent progressivement les conceptions développementales, en décrivant comment le système de traitement de l’information mobilise différents processeurs dans des tâches de reconnaissance de mots écrits. Ces modèles (Colé, Magnan, Grainger, 1999 ; Gombert, Bryant, Warrick, 1997 ; Seymour, 1997) n’assimilent pas la lecture à la recherche d’un mot stocké dans le lexique mental, comme le postulaient les modèles développementaux décrits précédemment. Pour les modèles interactifs, lire découle de l’activation de différentes unités spécialisées dans le traitement orthographique, phonologique et sémantique. Toutes ces connaissances seraient activées simultanément et automatiquement.
Seymour (1997) présente un modèle à cinq composants pouvant être conçus « comme des processeurs ou des modules » (p. 390). Il s’agit des processeurs logographique et alphabétique (qui ont un rôle de fondation, dans la mesure où ils constituent la base des développements ultérieurs), du processeur de conscience linguistique et de deux structures centrales : la structure orthographique et la structure morphographique. Chez Seymour (1997), le terme logographique est utilisé pour décrire un processus concernant la reconnaissance directe et le stockage des mots. Ce processeur joue un rôle essentiel dans l’acquisition de l’orthographe car c’est par lui que les mots, à partir desquels l’information orthographique doit être extraite, sont intériorisés.
Le processeur alphabétique implique une procédure de traduction des graphèmes en phonèmes et des phonèmes en graphèmes, ce qui suppose une relation interactive avec le composant phonologique de la conscience linguistique. Il code, donc, les connaissances générales sur les mots courts.
Le processeur orthographique permet de coder des informations orthographiques avec les traits spécifiques des mots, l’hypothèse développementale étant que le processus porte, d’abord, sur des structures simples, puis sur des structures complexes. Le développement de la structure orthographique se fait en trois stades : central, intermédiaire et avancé. En effet, la structure orthographique prend, d’abord, en compte des structures plutôt simples, comme les graphèmes et les phonèmes (stade central), puis s’étend progressivement à des structures plus complexes (stade intermédiaire), incluant l’orthographe des groupes consonantiques et vocaliques (stade avancé). Durant l’élaboration de la structure orthographique, le système logographique fournit des représentations de nombreux mots, qui peuvent, potentiellement, devenir des représentations orthographiques. Le système logographique contient des représentations spécifiques, tandis que le système orthographique est engagé dans la construction d’une description abstraite de l’orthographe. Les représentations orthographiques se construisent, petit à petit, par une procédure interne, phonologiquement motivée, de redescription des données issues du système logographique. Le développement est interactif, car la segmentation orthographique influence la segmentation phonologique et vice versa.
La structure morphographique permet le traitement des mots multi-syllabiques. Sa construction est directement dépendante de l’achèvement de la structure orthographique et est en étroite relation avec la conscience linguistique. Ainsi, le modèle de Seymour (1997) permet de décrire le développement de la lecture, en défendant la coexistence des procédures logographique et alphabétique au cours de la construction du lexique orthographique. D’autres modèles mettent en avant l’utilisation des connaissances antérieures, grâce à l’importance de l’exposition à l’écrit (Colé, Magnan, Grainger, 1999) ou grâce à des processus analogiques (Gombert, Bryant, Warrick, 1997). Ces modèles de lecture par analogie insistent sur l’ancrage de nouvelles connaissances sur des connaissances antérieures.
En 1997, Gombert, Bryant et Warrick proposent un modèle, dans lequel un processeur visuel et un processeur phonologique interviennent conjointement. Le processeur visuel établit une base de connaissances visuelles et est capable de traiter globalement des mots et des configurations orthographiques fréquentes. Le processeur phonologique participe à la construction d’une base de données phonologique. « C’est cette correspondance entre analogies orthographiques et analogies phonologiques que le système cognitif utiliserait dans un mécanisme d’auto-apprentissage, pour permettre la lecture de certains mots nouveaux, voisins phonologiques et orthographiques des mots connus » (Gombert et coll., 1997). Ainsi, la mise en œuvre précoce des procédures analogiques (postulées implicites) participe au développement et à la maîtrise du code alphabétique (de nature explicite).
Dans un premier temps, le processeur pictural (composant du processeur visuel) permet l’identification globale des mots. Ce processeur pictural évolue en se spécialisant dans le repérage des régularités orthographiques des mots, ce qui lui permet de devenir un processeur lexical. À ce stade, le processeur lexical poursuit son développement par la maîtrise progressive des unités orthographiques en relation avec des unités phonémiques. Ce traitement, très élaboré, est réalisé par le processeur orthographique. Ce modèle met en évidence les fortes connexions établies entre les différents niveaux d’informations traitées par les processeurs visuel et phonologique. De plus, il vise à rendre compte de la précocité de la mise en œuvre des procédures analogiques.
Pour la plupart, ces modèles, d’inspiration connexionniste, décrivent les modifications observables, induites par l’activité continue de l’architecture du système qui lit. Ces modifications traduisent des apprentissages, qui se font à l’insu du lecteur. « Autrement dit, ces modèles ne peuvent traiter que le versant implicite de l’apprentissage de la lecture » [et de l’écriture] (Gombert, 2003).
Toutes les modélisations décrites précédemment tentent de rendre compte de la mise en place des processus orthographiques chez l’enfant. Cependant, comme montré ci-dessus, à un temps t, plusieurs procédures peuvent interagirent, ce qui peut provoquer des confusions pouvant se traduire par de nombreuses erreurs orthographiques. La partie suivante vise à identifier ces erreurs.